L'article ci-dessous, paru dans Dépêches Tsiganes, est d'une importance telle qu'il nous semble indispensable de le reproduire.
La violence du racisme à l’égard des Roms
L’affaire de « l’Ange blond » a éclaté le 16
octobre en Grèce lorsqu’une petite fille à la peau et aux cheveux clairs
et aux yeux verts a « attiré l’attention de la police » alors qu’elle
jouait dans un quartier Rom de Farsala, dans le centre du pays, avec
« quatre autres enfants au teint mat ». Ce sont donc les
caractéristiques physiques de l’enfant qui ont suscité les soupçons des
policiers présents. Leur méfiance a été confortée lorsqu’ils ont appris
que la femme et l’homme qui élevaient la fillette étaient bruns à la
peau foncée. C’est donc ce stéréotype d’un autre âge – selon lesquels
tous les tsiganes seraient « noirs de peau et d’âme » qui a été repris
par les médias et les polices du monde entier, visiblement persuadés
qu’une pseudo « race » homogène brune et « basanée » ne peut avoir des enfants blonds aux yeux clairs.
La violence du racisme à l’égard des Roms, propagée dans
l’emballement médiatique le plus total, a fait ressurgir le mythe
séculaire des tsiganes voleurs d’enfants
Cette logique a été appliquée par le passé au nom d’un eugénisme
meurtrier: lors de la Seconde Guerre mondiale, les nazis et les régimes
pro-nazis d’Europe ont exterminé les tsiganes sur ces critères physiques
de « race » et sur leur prétendu caractère « asocial ».
La décision de retirer la petite Maria à la famille Rom qui l’élevait a
donc été prise sur des bases dangereuses sans pour autant qu’aucun
garde-fou ne fonctionne pendant plusieurs jours, ni au plan politique,
ni au plan médiatique. Cette affaire a engendré une hystérie mondiale
ravivant la vieille terreur populaire du rapt d’enfant par des
Bohémiens. Courante au 19ème et au début du 20ème en Europe, cette
légende à la vie dure est à l’époque également propagée par la presse
sur fond de défiance et de répression croissante à l’égard des
populations « nomades ». La presse présente alors les tsiganes comme les
« plaies des campagnes » sans pour autant oublier d’insister lourdement
sur les dangers supposés que représente leur marmaille nue et sale dans
des villes où explose la misère. Exclusion sociale de tsiganes
considérés comme faisant partie des « classes dangereuses » et rejet sur
des critères « ethniques » alimentaient alors les fantasmes les plus
racistes. Les choses ont-elles vraiment changé en 2013 ?
Ce thème imaginaire de l’enfant volé, qui était souvent accompagné
d’accusations de cannibalisme, a été abondamment repris dans les
proverbes et la littérature européenne. « Endors toi vite ou une tsigane
viendra te voler », dit-on parfois aux enfants en Russie. « Ne traîne
pas dans la rue ou les camps volants t’emporteront », disait-on encore
dans les années 1970 dans plusieurs provinces françaises. En
littérature, « La Petite Gitane » de Miguel de Cervantès, publiée en
1613, fait figure d’oeuvre majeure dans la propagation de la rumeur.
Dans cette nouvelle, l’auteur du Quichotte met en scène une jeune
Gitane, Preciosa, qui fascine les hommes par sa beauté et sa voix. Afin
d’obtenir sa main, un jeune noble accepte de vivre comme un Gitan
pendant deux ans. A son grand soulagement, il découvrira que la belle
est en réalité une Noble kidnappée par des gitans dans son enfance…
Cervantès, comme bien d’autres après lui, oscille entre diabolisation et
idéalisation des gitans. Les premières lignes de son texte sont sans
équivoque: « Il semble que gitans et gitanes ne soient venus au monde
que pour être voleurs: nés de parents voleurs, élevés parmi des voleurs,
ils mettent leur étude à devenir voleurs et, en définitive, finissent
par être voleurs tout le temps, comme on respire: avoir envie de voler
et voler sont chez eux comme des accidents inséparables dont on ne se
défait qu’avec la mort. »
Semblant souscrire à cette thèse du tsigane voleur tout court, et
singulièrement voleur d’enfant, le directeur régional de la police pour
la région centrale de Thessalie, Vassilis Halatsis, déclare à la presse
immédiatement après la découverte de la fillette qu’elle pourrait avoir
été « enlevée dans un hôpital » à sa naissance.
Peu de médias – en Grèce, en France, comme ailleurs, ont trouvé
opportun de souligner que cette affaire avait éclaté dans un pays
traversant une profonde crise économique, sociale et politique, marquée
notamment par la résurgence d’un courant néo-nazi. Pratiquement aucun
n’a rappelé le triste bilan des autorités grecques en matière d’accueil
des migrants et singulièrement des Roms. Les discriminations infligées
aux Roms par les autorités grecques, notamment la ségrégation scolaire,
sont pourtant dénoncées depuis des années par les instances européennes
et des ONG. « On a trouvé une enfant blonde à la peau claire. On ne se
soucie pas de ceux à la peau foncée, aux cheveux bruns, qui n’ont pas
accès à l’éducation ou au confort sanitaire », résume le président de
l’association grecque Mitera (« Mère »), Dimitri Vezyrakis.
Le surnom donné par la presse grecque (les quotidiens Ta Nea et
Ethnos) puis mondiale à la petite Maria, « l’Ange blond », s’est chargé
de réactiver dans l’imaginaire collectif les visions les plus
manichéennes et irrationnelles selon lesquelles la pureté enfantine
d’une petite gadgi (non-tsigane) serait menacée par des êtres dont la
couleur sombre évoque des alliés du diable. Avant même d’élucider
l’affaire, la petite fille est retirée au couple qui l’élevait, subit
des examens médicaux et est placée par les services sociaux dans une
institution administrée par une association de « bienfaisance » baptisée
« le sourire de l’enfant ». Institution qui communiquera tous azimuts
avec les médias de manière, disons, pour le moins surprenante. Deux
clichés de police font le tour du monde. Fonctionnant sur le mode du
« Avant/Après », ils valident l’idée que la petite fille était négligée
par le couple de Roms incriminés et est désormais bien traitée par les
autorités auxquelles elle a été confiée: sur le premier, Maria apparait
vêtue d’un jogging froissé, avec de petites nattes sortant d’une tête
ébouriffée, le visage sale. Sur le second, sa chevelure est coiffée, son
visage propre et elle esquisse un sourire.
La fillette, âgée d’environ 4 ans, « a la peau blanche, des cheveux
blonds et des yeux verts, des traits complètement différents de ceux de
ses parents présumés », explique la police dans un communiqué avant de
faire une demande officielle d’aide à Interpol pour identifier l’enfant.
Les autorités du foyer n’hésitent pas à affirmer que la fillette, qui
parle le romani et comprend le grec, est « apaisée » et heureuse de son
sort car « pour la première fois, elle est avec des gens qui prennent
soin d’elle ». Des tests ADN viennent appuyer les soupçons des
enquêteurs: le couple qui élevait Maria n’a aucun lien de filiation
biologique avec elle.
Le 21 octobre, ce couple constitué d’un Rom grec de 39 ans et de sa
femme, âgée de 40 ans, sont inculpés pour « enlèvement » et placé en
détention alors qu’ils affirment que la mère biologique de l’enfant, une
Rom bulgare leur avait confié le bébé. Ils sont accusés d’avoir
« acheté » Maria et d’autres enfants pour toucher des aides sociales à
l’aide de faux papiers. La police et la presse les qualifient alors de
« faux parents ». « Il n’y eu aucun enlèvement, aucun vol, aucun trafic.
Ils n’ont pas acheté l’enfant », affirment leurs avocats sans parvenir à
couper court aux spéculations hasardeuses. La mère biologique était
selon eux « une femme qui ne pouvait pas élever cette enfant et qui par
l’intermédiaire d’une tierce personne l’a confiée au couple en 2009 peu
après sa naissance ».
Dans le quartier Rom où vivait « l’Ange blond », l’indignation règne
face aux accusations visant un couple ayant élevé l’enfant « comme sa
fille » et face aux conséquences désastreuses de cette affaire en terme
de discriminations et de racisme. Plusieurs Roms du quartier s’emportent
contre les « mensonges » des médias qui ont raconté que Maria vivait
« enfermée et parmi les ordures ». Plusieurs enfants Roms réclament le
retour de leur camarade de jeu. « Tout le monde connaissait l’enfant, la
police la connaissait, elle se baladait dans le camp, elle allait au
supermarché, à Larissa (la grande ville voisine de Farsala ndrl), dans
les mariages où nous étions invités », explique Charalambos Dimitriou,
l’un des responsables de la communauté des Roms de Farsala, représentant
environ 2.000 personnes. « Et un beau jour, la police arrive et prend
l’enfant, pourquoi ? Nous ne volons pas, nous ne tuons pas »,
dénonce-t-il, précisant que la mère biologique de Maria était une Rom
bulgare venue travailler dans les champs alors qu’elle était enceinte et
n’ayant pu repartir avec elle dans son pays.
Chez les Tsiganes, traditionnellement la parenté s’exerce de manière
très large et l’autorité parentale ne se résume pas à une forme de
« propriété » de l’enfant exercée par ses parents comme cela peut être
le cas chez les gadgé. Face à l’hostilité rencontrée chez les
non-tsiganes, la famille est un refuge précieux. Les mariages sont
souvent précoces et les familles nombreuses contrastent avec la baisse
de la natalité voire l’infertilité dans le reste des populations
européennes. La croyance populaire tenace sur le rapt d’enfants par des
tsiganes fait d’ailleurs sourire beaucoup de Roms et de voyageurs:
« comme si nous n’en avions pas déjà assez ! », ironisent-ils. Le
chavoro (enfant en romani) est souvent chéri à l’extrême même s’il a
sept ou 10 frères et soeurs et si son mode d’éducation est totalement
différent de ce qui est attendu par le reste de la société, notamment en
terme d’apparence et de scolarisation. Dans le cadre d’une conception
très élargie de la famille, l’enfant peut, au gré des difficultés de ses
parents, ou de son propre intérêt, être confié de manière informelle à
un oncle ou un autre Rom considéré comme « allié » de la famille des
parents biologiques. Ainsi il n’est pas rare pour des couples Roms et
pour des couples de voyageurs français d’avoir de nombreux enfants
biologiques et d’avoir également élevé un ou plusieurs autres enfants
sans que ces « adoptions » ne soient formalisées.
Mais cette version des faits ne satisfait pas les délires de la police
et des médias qui préfèrent se focaliser sur des dizaine de cas
d’enfants disparus originaires d’au moins quatre pays: Etats-Unis,
Suède, Pologne et France. A la recherche d’une « histoire plus
croustillante », médias et policiers n’hésitent pas à réveiller le fol
espoir de dizaines de familles dont les enfants ont disparu dans le
monde entier. Le « sourire de l’enfant » est assailli de quelque 9.000
coups de fil signalant des histoires différentes, la plupart sans aucun
rapport avec l’âge ou l’aspect physique de Maria.
Pendant ce temps, en Irlande, les policiers grecs font des émules:
deux enfants blonds sont retirés à leurs familles Roms en Irlande après
des appels de délation à la police mettant en avant l’absence de
ressemblance physique entre ces enfants et leurs familles. La presse
parle de « cas équivalents » à celui de Maria. Une petite blondinette de
7 ans est notamment retirée à ses parents dans la banlieue de Dublin en
vertu de la loi sur la protection infantile. Pourtant ces derniers
avaient affirmé aux policiers qu’il s’agissait bien de leur fille, née
en 2006, en produisant un certificat de naissance et un passeport,
considérés comme faux. Mais dans les deux cas irlandais, les tests ADN
confirment le lien de parenté et l’enquête la validité des papiers
présentés. Face au tollé que déclenchent ces affaires emblématiques, le
Premier ministre irlandais Enda Kenny n’en assure pas moins qu’aucun
groupe n’est « ciblé » par la police et les services sociaux. « Il ne
faut pas voir cela comme une question relative à un groupe ou une
minorité en particulier, il s’agit (de la sécurité) des enfants »,
tente-t-il de relativiser. L’ONG irlandaise Integration Centre fustige
des « décisions prises sur la base d’une hystérie de journalisme
tabloïd », soulignant que la raison qui avait poussé la police
irlandaise à agir est que les « enfants ne ressemblait pas au stéréotype
du Rom ». Amnesty International appelle pour sa part « les autorités à
ne pas cibler les Roms en tant que minorité ethnique », estimant que
« susciter la perception que l’appartenance ethnique peut être liée à la
criminalité est discriminatoire…a pour effet de nourrir les stéréotypes
racistes ». L’association irlandaise de défense des Roms et des gens du
voyage Pavee Point renchérit en demandant une enquête « totalement
indépendante » sur ces affaires, dénonçant une « grave transgression ».
« Les parents concernés « demandent maintenant avec raison pourquoi
leurs enfants leur ont été pris dans des circonstances où il n’y avait
absolument aucune preuve, au-delà de la suspicion de personnes
anonymes », écrit le Irish Independent, soulignant que « dans les deux
cas les enfants avaient des vies heureuses au sein de leur famille ».
Le 24 octobre, le Centre européen des droits des Roms (ERRC), basé à
Budapest, met en garde contre les dangers de ces jugements hâtifs et de
la propagation du stéréotype du Rom « voleur d’enfants », demandant
notamment aux médias de relayer les enquêtes en cours « sans tomber dans
le piège d’attribuer la responsabilité à toute la communauté rom ».
« Le plus important est bien sûr l’intérêt des enfants (…). Si quelqu’un
n’a pas respecté la loi, il doit comparaître devant la justice »,
estime son président Dezideriu Gergely. Mais en cas de délit avéré,
rappelle-t-il « la responsabilité devant la loi doit être
individuelle ». Il faut donc éviter « d’extrapoler à la communauté
entière » tel ou tel fait divers. « C’est comme si prenions une affaire
de corruption, et à la place de +Rom+, nous écrivions +Français+ ou
+Allemand+, est-ce que cela voudrait dire que tous les Allemands sont
tous corrompus, parce que un ou deux sont accusés? », souligne-t-il.
Cette affaire « crée des stéréotypes selon lesquels les Roms volent des
bébés », insiste-t-il, soulignant les surenchères possibles, pouvant
aller jusqu’au lynchage, notamment de la part de mouvements
d’extrême-droite. Et il rappelle une évidence: « Il y a au sein de la
communauté rom des groupes qui n’ont pas la peau foncée, qui ont la peau
blanche ou plus blanche, des gens avec des yeux bleus ou verts ». Les
Tsiganes n’ont pas une origine unique et ont traversé des contrées
diverses, notamment les pays slaves ou l’Allemagne où ils se sont
mélangés à la population locale. Il y a donc de nombreux tsiganes aux
yeux et aux cheveux clairs, des grands, des gros, des petits et des
maigres…
Le 24 octobre, la police bulgare interroge un couple de Roms bulgares
ayant « plusieurs enfants très blonds » et susceptibles d’être les
parents biologiques de la mystérieuse fillette. Stupeur générale le 25
octobre lorsque les résultats des tests ADN tombent: Sacha et Atanas
Roussev, ce couple de Roms bulgares vivant dans le sordide ghetto
tsigane de Nikolaevo, dans le centre de la Bulgarie, sont bien les
parents biologiques de la petite Maria. Ils sont aussi bruns de cheveux
et noirs de peau que les parents qui ont élevé l’enfant. Et ont
effectivement plusieurs enfants blonds ainsi que des oncles et des
tantes… »Atanas et Sacha sont bruns, mais nous avons deux oncles blonds
et certains des enfants sont comme eux », explique Filip Roussev, frère
d’Atanas Roussev. Mais les policiers, les médias et de
pseudo-scientifiques ne se contentent pas de cette simple évidence: des
parents bruns au teint foncé – Roms ou pas – peuvent parfaitement avoir
des enfants très blonds selon leur hérédité élargie. La piste de
l’albinisme vient opportunément justifier les dérives des dernières
semaines. Le teint pâle et les cheveux blonds de la petite Maria,
découverte dans un camp Rom en Grèce, et de ses frères et soeurs en
Bulgarie, pourraient s’expliquer par cette maladie génétique rare, selon
le professeur Draga Tontcheva, de l’Académie de médecine de Sofia, qui
parle avec délicatesse de « gènes défectueux ».
Pour la bonne mesure, les parents biologiques, qui ont neuf autres
enfants vivant dans des conditions d’extrême dénuement sont également
accablés par la presse et la justice grecque. On assure qu’ils n’ont pas
hésité à « vendre » leur enfant pour 500 leva (250 euros). « Nous
n’avons pas pris d’argent. Nous n’avions pas assez pour la nourrir »,
assure pourtant, désespérée, Sacha Roussev. « Les Roussev étaient en
Grèce pour la cueillette des poivrons, illégalement, sans contrat. Quand
leur fille est née, ils ne pouvaient pas obtenir des papiers d’identité
à son nom pour la ramener en Bulgarie. Cela coûte cher. Ils l’ont donc
laissée à une famille », explique Anton Kolev, un cousin. Bref un des
innombrables drames de la misère et de la migration sur lesquels les
médias ne se jettent habituellement pas.
Le sort de « L’Ange Blond », dont l’appartenance à la communauté Rom
est désormais avérée « en dépit de sa blondeur », reste incertain. Mais
les autorités grecques et bulgares ne semblent pas envisager un retour
dans la famille biologique. L’enfant pourrait être confiée à un foyer ou
une famille d’accueil en Bulgarie. Loin de la famille dans laquelle
elle est née et loin de celle dans laquelle elle a grandi. Les services
sociaux bulgares ont également tenté dans la foulée de placer trois des
enfants mineurs des Roussev mais se sont heurtés à la résistance et à
l’indignation de voisins de ce couple aujourd’hui visé par une enquête
pour « abandon d’enfant ». Dans le ghetto tsigane de Nikolaevo, cette
visite des services sociaux a ravivé des expériences douloureuses de
nombreuses femmes Roms dont on a emmené les enfants et qui ne les ont
jamais revus. Pour ces femmes démunies et souvent illettrées, ces
placements abrupts, parfois suivis d’adoptions internationales, sont une
plaie béante et constituent les seuls véritables « vols d’enfants ».
Isabelle Ligner