jeudi 12 août 2010

"Dénoncer l'anti-tsiganisme sans s'attaquer à ses racines ?"

Martin Oliveira nous interpelle. Il pose des questions qu'il nous faut résolument aborder. Ce qui est paru dans Le Monde oblige à prendre position, notamment, sur l'européanité des Rroms et la réalité d'une ethnie rrom (voir les phrases que nous soulignons). Nous ouvrirons cet utile débat car, s'il n'y a pas de "moule" européen, il y a bien, selon nous, une réalité plurielle européenne constituée par les Rroms dans toute leur diversité. De même, si l'entité ethnique des Rroms n'est pas évidente, elle n'en est pas moins à considérer, comme le fait Claire Auzias, si l'on n'a pas de l'ethnie la définition quasi raciste qu'on lui donne en France, en dépit des travaux de Pierre Clastres et notamment sa conception de l'ethnocide (un meurtre culturel systématique auquel pourrait être associée l'intégration).

Oui, utile et indispensable débat, mais dans lequel nous avons honte d'entrer, en ce moment, en pleine campagne romaphobe, comme si ces questions ne s'étaient pas posées bien avant, alors que "40 camps de Roms ont été démantelés en deux semaines", comme le titre Le Monde.

Pour le Comité de Soutien aux familles roms de Roumanie : Jean-Pierre Dacheux


Après les déclarations du chef de l'État sur les "Roms et Gens du Voyage", nombre d'associations, d'intellectuels et quelques hommes politiques ont réagi pour dénoncer les amalgames qui permettent, à bon compte, de faire diversion dans un contexte de crise politique aiguë. Certains ont mis en perspective la stigmatisation de ces groupes, bien ancrée dans l'histoire républicaine et, plus généralement, sur le Vieux Continent. On a enfin pu alerter sur les risques de violences physiques pesant aujourd'hui directement sur ceux désignés comme "Roms et Gens du Voyage". Toutes ces réactions sont bien entendu justifiées et nécessaires. Mais elles apparaissent malheureusement impuissantes à gripper la mécanique nourrissant les discours gouvernementaux et, plus fondamentalement, le "bon sens" au fondement de l'anti-tsiganisme, en France comme ailleurs.


La lecture des réactions des internautes sur les sites d'information l'illustre de manière éloquente: pour les uns le chef de l'État et le gouvernement jouent, comme souvent, avec le feu en jouant la carte du populisme sécuritaire ; pour les autres – dénonçant le laxisme des premiers – il ne faut pas avoir peur de s'attaquer aux "vrais problèmes" posés par "ces gens". On a ainsi le plus souvent affaire à des positions de principe se nourrissant en boucle, d'autant plus inébranlables qu'elles ne remettent jamais en cause la catégorie définie comme problématique. Une telle opposition binaire ne sert qu'à reproduire des positionnements idéologiques en instrumentalisant la fameuse "question rom",
ad-nauseam.

Or le problème n'est pas de savoir si les "Roms et Gens du Voyage" sont avant tout victimes de l'appareil d'État et du racisme populaire ou si, au contraire, "ils" sont coupables de leur "marginalité".

Rien ne bougera jamais tant que l'on continuera d'aborder la catégorie même "Roms et Gens du Voyage" comme une population évidente, indéfiniment offerte à la pitié ou au blâme, selon les penchants politiques des uns et des autres. Et tout en invitant à davantage de nuances, les réactions face aux amalgames du gouvernement ne remettent jamais en cause l'existence de cette "communauté" en tant qu'entité sociale homogène.

Pourtant, hormis la catégorisation imposée par les sociétés majoritaires qui les réunissent sous une seule étiquette (variable au fil de l'histoire, d'où l'inflation des confusions), rien n'autorise à tenir comme allant d'elles-mêmes les similitudes entre ces groupes. L' "origine indienne" est une découverte de la science linguistique apparue à la fin du 18ème siècle , non un souvenir entretenu par les intéressés au sein même des diverses communautés.

Quant au "nomadisme", cela fait plusieurs décennies que les chercheurs démontrent et répètent qu'il n'est en rien une caractéristique des dits Tsiganes, pas plus hier qu'aujourd'hui : on trouve des groupes qui, pour des raisons historiques et économiques, pratiquent une mobilité saisonnière, mais l'immense majorité d'entre eux a toujours été sédentaire. Au point que le qualificatif lui-même semble superflu…

L'exemple de la Seine-Saint-Denis est un moyen efficace de se faire à l'idée de l'irréductible diversité des dits Tsiganes ou "Roms et Gens du Voyage", pour peu qu'on prête attention à la manière dont eux-mêmes se nomment :

- des familles gitanes (venues du Languedoc et d'Espagne) y vivent depuis la fin du 19ème siècle, le plus souvent en habitat "standard" (pavillons ou appartements) ;

- des groupes familiaux manouches, yéniches et voyageurs, majoritairement originaires de l'Est de la France, s'y sont implantés à la même époque, soit il y a plus d'un siècle. Nombre d'entre eux vivent en habitat caravane ou mixte (maison et caravane). Ils correspondent pour l'essentiel à la catégorie administrative des "Gens du Voyage" - ceci ne signifiant pas qu'ils "voyagent" réellement ;

- une communauté rom (les "Roms de Paris") est présente en Seine-Saint-Denis depuis l'entre-deux-guerres. Comme les précédents, ils sont aujourd'hui citoyens français et habitent dans leur grande majorité des pavillons de banlieue ;

- d'autres groupes roms, originaires d'ex-Yougoslavie, se sont installés dans les villes du département au cours des années 1960-1970. Préserva nt pour certains des liens avec le pays d'origine, ils vivent, là-encore, dans des maisons banales, l'habitat caravane n'étant dans leur cas qu'une réponse à l'impossibilité d'accéder à la location ou à la propriété ;

- en rencontre enfin depuis les années 1990-2000 des groupes familiaux roms originaires de Roumanie et de Bulgarie, occupant essentiellement des squats ou des bidonvilles, à défaut d'autres possibilités : sans droit au travail et aux prestations sociales, ils "tournent" de terrain en terrain sur les communes du département depuis parfois plus de dix ans, au rythme des expulsions... Précisons enfin qu'eux-mêmes ne forment pas une communauté mais divers groupes distincts et que leur nombre est stable depuis 2003-2004 – autours de 3000 personnes – même si la mobilité subie les rend particulièrement visibles.

Certains parlent finalement de "mosaïque" pour définir l'ensemble tsigane. Cette mosaïque n'existe cependant que pour ceux qui la regardent, c'est-à-dire les non-Tsiganes. Certes, on identifie de proche en proche des points communs entre différents groupes : les Roms originaires d'Europe orientale sont marquées par des influences en partie communes, liées à leur appartenance à une même aire historico-culturelle.

Toutefois, entrant dans le détail, on ne peut que constater leur grande diversité, directement issue des terroirs dont ces communautés sont issues : les Roms turcophones musulmans du sud de la Bulgarie, les Roms saxons du centre de la Transylvanie et les Roms slovènes installés depuis 40 ans en Italie du Nord n'ont pas le même passé, ne pratiquent pas les mêmes activités professionnelles, sont diversement insérés dans des environnements eux-mêmes divers etc.

Ce n'est en définitive pas un hasard si ce sont avant tout des données de type macrosociologique qui paraissent donner corps à la catégorie "Roms et Gens du Voyage". À cet égard,
les institutions européennes (U.E., Conseil de l'Europe), internationales (FMI, Banque Mondiale, PNUD) et diverses fondations (en particulier l'Open Society Institute du milliardaire George Soros) tiennent une responsabilité majeure dans la définition de la "question rom" au niveau européen. L'image d'une minorité essentiellement constituée de "cas sociaux" n'aura eu de cesse de se renforcer au cours des années 1990-2000, par le biais d'études quantitatives abstrayant dès l'origine la diversité des réalités locales. L'Union Européenne encadre même aujourd'hui une "décade pour l'inclusion des Roms" (2005-2015), partant du principe que ceux-ci sont globalement "mal insérés" dans les sociétés majoritaires. Or, les dits Tsiganes sont tout aussi hétérogènes du point de vue socio-économique qu'ils le sont culturellement, à l'est comme à l'ouest du continent.

Il n'y a ainsi rien à dire de simple sur "les Roms et Gens du Voyage", pas plus que sur "les Africains" ou "les Asiatiques"… Et si, comme en Roumanie par exemple, il est d'usage d'appeler Tsiganes tous ceux perçus comme socialement marginaux, la première responsabilité des chercheurs comme des journalistes est d'interroger ce lieu commun, pour rendre compte de réalités bien plus complexes.

En effet, la route de l'enfer est pavée de bonnes intentions, chacun est aujourd'hui en mesure de s'en rendre compte. Tout en voulant lutter contre les discriminations et favoriser l'insertion de certains groupes locaux, effectivement en difficulté mais n'ayant que peu de choses à voir les uns avec les autre sinon une étiquette, la rhétorique de la "question rom" n'aura fait que revalider la catégorie stigmatisable et sa pertinence symbolique.

Comment dénoncer l' "ethnicisation" du débat et des politiques publiques lorsque l'on tient pour évidente l'entité ethnique en question? Comment faire mieux connaître ceux appelés hier Tsiganes, aujourd'hui "Roms et Gens du Voyage", tout en préservant le point de vue qui interdit de les connaître ? Comment combattre des clichés sans remettre en cause le moule qui les engendre ? Telles sont les questions que peuvent aujourd'hui se poser tous ceux qui désirent, chercheurs inclus, lutter efficacement contre l'anti-tsiganisme.

Car son socle n'est malheureusement pas la simple méconnaissance. Cette dernière n'est qu'une conséquence de la catégorisation. Autrement dit, les stéréotypes (négatifs ou positifs) ne sont pas une interprétation erronée de la réalité qu'il suffirait de corriger, ils se nourrissent d'une posture a priori, en même temps qu'ils la renforcent, en vase clos. Et dans ce cadre-là, la raison est bien impuissante face à l'imagination populaires et aux instrumentalisations politiciennes.

Alors non, tout ne vas pas dans le meilleur des mondes, et oui, des groupes dits tsiganes rencontrent localement des difficultés, produisant elles-mêmes une cohabitation parfois délicate avec le voisinage. Mais s'il n'est pas agréable d'habiter près d'un bidonville, il l'est encore moins d'y vivre… Or le meilleur moyen de rendre impossible la résolution de ces situations est bel et bien de disjoindre les difficultés vécues par ces familles du contexte local, en en faisant une "question européenne" désincarnée et fantasmatique.

Difficultés d'accès au logement, services sociaux sans moyens humains et financiers, marché de l'emploi sinistré, politiques d'immigration verrouillées et services préfectoraux dépassés... Les problèmes rencontrés par certains "Roms et Gens du Voyage" sont ceux de nos sociétés contemporaines, dont ils font partie intégrante, et non les conséquences (subies ou provoquées) de caractéristiques sociales génériques.


10.08. Le Monde
www.lemonde.fr/.../denoncer-l-anti-tsiganisme-sans-s-attaquer-a-ses-racines_1397684_3232.html
ou : http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2010/08/10/1397684.html


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